Capsule 1 : Les bons, la brute et Valérian

Ismaël (narrateur)
15h00, enfin à quelques minutes près. Le tic-tac de ma montre faiblit, il est temps que je remonte le mécanisme.
(bruit du mécanisme, tic-tac)
Depuis l’apocalypse, je suis le seul à avoir une montre dans notre groupe. Un cadeau de mon père pour mes sept ans. Tous les jours, je m'efforce de penser à remonter le ressort. Je dois garder la notion du temps pour moi et mes compagnons. Si mes calculs sont bons, nous sommes le 24 décembre de l’année 2029. En revanche, je n’ai pas la moindre idée du jour de la semaine.

Yumi (leader) _ Où est-ce qu’on est encore tombé ? Qu’est-ce que c’est que ce patelin ?

Voltaire (gros bras) _ Attends, je vire la cendre de ce panneau (bruit de frottements), il est marqué « Bruailles sur l’Escote ». (déchiffre difficilement)

Valérian (malin dépressif) _ Ça se prononce "Bruay-sur-l’Escaut", espèce d’illettré !

Voltaire _ Je ne suis pas un illettré, je ne sais juste pas lire ! (puis en chuchotant) C’est quoi un illettré, Ismaël ?

Ismaël _ C’est ce que je m’efforce de ne pas être.

Voltaire _ Quoi ? Un mec viril ?

Ismaël
Pffff… Nous sommes donc arrivés à Bruay-sur-l’Escaut. Ça fait maintenant plusieurs semaines que mes compagnons et moi suivons le même cours d’eau pour arriver jusqu’à la mer. La fille avec la voix pleine d’assurance s’appelle Yumi et c’est notre cheffe. Elle a vu ses parents disparaître quand elle avait 8 ans, elle en a désormais 15.
Celui qui a une grosse voix et des problèmes de lecture s’appelle Voltaire. Sa taille et ses bras démesurés font de lui le tank de notre quatuor, ces 16 ans font de lui notre doyen. La voix juvénile appartient à Valérian, notre benjamin de dix ans. Malgré son âge, c’est certainement le plus malin d’entre nous. Il est tellement jeune qu’il n’a aucun souvenir de l’époque où les adultes vivaient encore.
Ah... j’oublie de citer l’élément moteur du groupe, le plus beau, le plus grand, le magnifique... Moi ! Ismaël ! (soupir). J’ai 14 ans, j’aime écrire, lire et discourir, même s’il reste peu de gens sur terre capable de débattre avec moi et le visage de ma mère disparaît de ma mémoire de jour en jour.

Voltaire _ Ça schlingue la cendre ! Ça devrait s’appeler "Brûlé sur l’Escaut".

Valérian _ C’est pareil partout : c'est la désolation, tout est ravagé, les usines ont cramé et les produits chimiques se sont déversées dans le fleuve.

Yumi _ Regardez là bas ! Le pont s'est écroulé sur la route... On va devoir contourner.

Voltaire _ Bah, on n'a qu'à traverser à la nage…

Yumi _  Regarde la couleur de l'eau, Voltaire, ça t’inspire confiance ? Même les rats mourraient empoisonnés là-dedans ! On va devoir passer par la ville.

Valérian _ Je sens qu’il va encore nous arriver des histoires !

Ismaël
Les paroles de Valérian ravivent notre mémoire : depuis le début de notre voyage, il nous est arrivé tout un tas de mésaventures et nous avons perdu de nombreux compagnons. Il y a peu de temps, à Cambrai, ma chère Rita, mon crush, celle dont la vision éclairait mes sombres journées, a été croquée toute crue par un requin mutant de mauvaise humeur. A Marly, nous avons été capturés par la secte des Frites enragée et c'est notre pauvre Eva qui a été dévorée, assaisonnée de ketchup périmé depuis 2013. Enfin, hier, à Anzin, nous avons été poursuivi sur des kilomètres par une voiture sans permis ni conducteur.

Yumi _ Bon les gars, c'est pas que ça me fasse particulièrement plaisir de m’aventurer dans ce bled, mais on n'a pas le choix.

(Bruit de chute)

Yumi _ A quoi tu joues Voltaire ? Qu'est-ce qui t'arrive ?

Valérian _ Ma parole, t'es vraiment un boulet !

Voltaire _ C'est cette saloperie de masque qui s'est mis entre mes pieds. C’est toi le boulet d’abord, c'est celui qui dit, qui est.

Yumi _ Très mature ça, Voltaire.

Ismaël _ Ça se voit qu’il y en a partout, des masques. Regarde où tu mets les pieds !

Voltaire _ Oh toi, retourne à tes carnets pourris !

Yumi _ Laisse Isma tranquille, Voltaire. Ce ne sont pas des carnets pourris, il y inscrit NOTRE histoire. C’est important ! Maintenant, ferme-la et concentre-toi pour mettre un pied devant l'autre sans te ramasser par terre à chaque obstacle. Fais gaffe, là-bas, il y a plein d’éclats de verre.

Ismaël
Devant nous s'ouvre un paysage de maisons en ruine, que même le soleil faiblard d’hiver n’ose plus éclairer. Au sol, des vêtements déchirés, des squelettes incomplets, des boites de conserve vidées, certaines avec des rats obèses à l'intérieur, des carcasses de voitures brûlées et d'étranges tags aux symboles abstraits sur les murs.
Le vent fait grincer dans nos oreilles une girouette rouillée sur le toit d'une maison. Des boules d'herbe séchées roulent sur la route.
(bruit de cloche)
Une cloche résonne au loin. En levant les yeux, on voit se dessiner l'ombre d'un clocher sur un écran de nuages gris.

Voltaire _ Oh regardez, y a un chien qui sort d'une maison. (bruit de bisous) Viens-ici petit toutou !

Valérian _ Ouvre les yeux, Voltaire, c'est pas un chien, c'est un loup !

Yumi _ Il se dirige vers l'église. Suivons-le !

Valérian _ Tu espères retrouver la maison de mère-grand ?

Voltaire _ S’il y a un petit pot de beurre et une galette à la clef, je suis partant !